Dans les entrailles de l'empire Forrest
Le groupe belge a, depuis 1995, fortement accru ses positions dans les
mines. Deux de ses concessions ont été données aux Chinois. Zoom sur un
groupe discuté.
Dans un sourd bruit de moteur, l'ascenseur descend, descend toujours.
Les mineurs bavardent à mi-voix. La cage descend encore et s'arrête à
moins 260m. On s'engage dans une galerie, haute de près de 3m, de la
mine de cuivre souterraine de Kinsenda, au Katanga, encombrée de tuyaux
: voilà près de deux ans que la mine, aujourd'hui propriété de la
Minière de Musoshi et Kinsenda (MMK) - dont 5pc appartiennent au groupe
de l'industriel belge George Forrest(1), 20pc à la société publique
congolaise Sodimico et 75pc à CopperResources Cy, cotée en bourse de
Londres (dont Forrest possédait 38,5pc avant un échange d'actions avec
la sud-africaine Metorex) - est en cours de dénoyage.
Abandonnée durant six ans par la Sodimico, elle a été envahie par les
eaux jusqu'au niveau moins 124m : l'eau d'une nappe aquifère pénètre en
effet au rythme de 2 000 m3/heure dans les galeries; sans pompage
régulier, la mine est noyée.
Le plus gros employeur privé
Au-dessus de moins 209m, l'eau est rendue acide par la présence de
soufre, qui forme avec le sulfure de cuivre de magnifiques taches
turquoises scintillantes sur les parois des galeries. Cette eau acide a
rongé tous les montants de fer de la mine, qu'il a fallu remplacer.
"Quand on a commencé le dénoyage, en 2006", raconte un ingénieur
congolais, "en 48 heures les corps de pompe étaient bouffés, tellement
l'eau était acide : le ph atteignait 2,3. Il a fallu ajouter du lait de
chaux" pour compenser l'acidité, jusqu'au niveau moins 260, où le ph
n'était plus que de 6,5 ou 6,7. "Aujourd'hui, les pompes sont tout de
même usées en trois mois", précise l'ingénieur.
Nous voici à moins 293m, au niveau de l'eau qui, à partir d'ici, forme
une glauque rivière souterraine dans une ancienne galerie. Un bloc de
granit est tombé il y a quelques jours. Des mineurs dégagent
l'éboulement à la main, dans un chaos de roches, ferrailles et boue.
D'autres, plus haut, travaillent dans une quasi obscurité à démonter
des tuyaux de pompage désormais inutiles dans un boyau à la pente
abrupte. Un travail pénible ? "L'important est d'être payé
régulièrement", répond un mineur. "Si vous avez même un salaire de 500
dollars/mois mais irrégulier, ça ne vaut rien !"
Si le groupe belge ne possède que quelque pc de la mine, ni les mineurs
ni les habitants des alentours ne veulent le savoir. Ici, c'est "à
Forrest" : on ignore les montages financiers et l'on nomme ce que l'on
voit et connaît.
Les Forrest, installés au Katanga depuis 1922, sont l'objet de
polémiques au Congo comme en Belgique. Premier employeur privé du pays
(9 500 emplois directs), ils sont incontournables dans la province
minière, où George Forrest est consul honoraire de France; cela suscite
rancoeur et jalousie.
Au Katanga, leurs détracteurs font valoir que "Forrest paie moins bien
que les autres sociétés minières étrangères, à l'exception des
chinoises et indiennes", aux salaires indignes. A Kinshasa, on accuse
l'entreprise du Belge de "piller" le Congo parce qu'il revend avec un
bénéfice considérable des mines, carrières et installations
industrielles achetées "pour trois fois rien" à la société publique
quasiment en faillite Gécamines. Et de citer la récente décision de
Kinshasa de "donner" deux concessions de Forrest, Dikuluwe et
Mashamba-ouest, à des investisseurs chinois, contre une compensation de
deux concessions équivalentes de la Gécamines ou 825 millions de
dollars : "Combien Forrest avait-il lui-même payé ces concessions ?"
Les partisans de Forrest soulignent qu'"il est resté au Congo quand
plus personne n'investissait dans ce pays; dans le monde des affaires,
un risque important autorise de gros bénéfices". Qu'il fut le premier,
en 1995, à proposer aux autorités congolaises des partenariats
public/privé. Que là où une activité minière repart, "la vie reprend,
l'eau potable et l'électricité, qui avaient disparu pour les
villageois, reviennent".
Ciment et cobalt d'abord
Le groupe est une entreprise familiale, incapable de faire tourner
toutes ses acquisitions seul; il doit donc s'associer à des partenaires
étrangers aux reins plus solides. Ce faisant, cependant, sa part du
capital initial diminue régulièrement, Forrest refusant d'aller
lui-même en bourse, faute de bien en connaître les mécanismes. Sa part
de Kamoto Copper Cy (KCC) est ainsi passée de 24 pc à 9 pc - "mais la
valeur des parts de la Gécami nes s'accroît à chaque augmentation de
capital puisque les siennes, 20 pc, sont fixes", souligne George
Forrest.
Avec les années, celui-ci ne risque-t-il pas de se faire éjecter des
nouveaux groupes miniers qu'il a contribué à créer ? "Il vaut mieux
avoir 9 pc de 400 que 24 pc de 100", répond l'industriel dans un
sourire. "Et puis on ne va pas diluer sans fin le capital; à un moment,
cela va s'arrêter parce qu'on générera assez de capitaux nous-mêmes."
Par ailleurs, si les positions du groupe belge sont faibles dans le
cuivre, il n'en va pas de même pour le ciment et le cobalt. Il possède
en effet plus de la moitié des parts dans deux - sur une demi-douzaine
- entreprises de fabrication de ciment du Congo, la Cilu et Interlacs,
et 49 pc de Cimenkat. Or le ciment est un produit essentiel dans un
pays en reconstruction.
S'agissant du cobalt, Forrest contrôle avec sa carrière de Luiswishi et
l'exploitation d'une partie du terril de Lubumbashi, près du quart de
la production mondiale ! Luiswishi appartient à CMSK, dont 60pc est à
Forrest, 40pc à la Gécamines; le minerai y contient en moyenne 7 à 8 pc
de cobalt, contre 2 à 3 pc ailleurs dans le monde, et les réserves y
sont estimées à plus de 80 000 T. Le terril est exploité par GTL, dont
25pc appartiennent à Forrest, 20 à la Gécamines et 55 à
l'américano-finlandais OMG.
(1) A l'invitation duquel nous avons pu visiter cette mine ainsi que
des carrières et usines lors d'un voyage de presse en février.
REPORTAGE MARIE-FRANCE CROS ENVOYÉE SPÉCIALE AU KATANGA