Les princes du mobutisme et l’avenir de notre pays
Bien au-delà du choc qu’a dû sûrement causer dans
l’esprit de beaucoup de nos compatriotes l’élection de trois grandes figures du
mobutisme à la tête du Sénat, il existe aujourd’hui un devoir de réflexion
profonde sur la signification d’un tel événement dans la situation historique
que nous sommes en train de vivre au sein de l’ordre sociopolitique de la
troisième République.
Pour ceux d’entre les Congolaises et Congolais qui
ont été témoins des modulations idéologiques, du style de gouvernance et des
affres de la terreur du régime que les trois personnages aujourd’hui aux
commandes de l’assemblée sénatoriale ont servi sous le règne de Mobutu Sese
Seko, le retour de ces hommes à l’avant-plan de la scène politique nationale
pose problème.
DES QUESTIONS QUI MERITENT NOTRE ATTENTION
Notre
président du sénat, que certains médias présentent maintenant comme un homme
d’expérience, de rigueur et de détermination, a été trois fois premier ministre
de la deuxième République. Proche collaborateur du chef de l’Etat, il a
participé à l’élaboration et à l’orchestration pratique de toutes les politiques
qui ont conduit la nation à son implosion économique et à sa décomposition
intérieure. L’expérience dont on peut le créditer, c’est sûrement celle d’un
maître du chaos : le chaos zaïrois avec tous ses gouffres de misères et tous ses
abîmes de souffrances. La rigueur dont il peut se prévaloir, c’est sans doute
celle d’avoir exécuté sans réfléchir des ordres d’un despote incompétent et
d’avoir appliqué sans réflexion ni états d’âme des recettes des institutions
financières dénuées de toute connaissance réelle des problèmes de notre pays. La
détermination qu’on peut lui reconnaître, c’est visiblement la course aveugle
vers le trou noir où l’ignoble dictateur du régime qu’il servait a précipité la
nation. Dans l’esprit de beaucoup de nos compatriotes, son personnage est lié à
un lamentable échec : l’effondrement du Zaïre et de toutes nos espérances. Ce
splendide échec de la longue présence de l’actuel président du sénat aux
affaires de l’Etat est connu de tous et toutes. De son passage à la primature,
le pays n’a rien tiré de fructueux. Léon Kengo Wa Dondo est l’homme de notre
mort. Il est étonnant qu’on ait oublié si vite cette mort qui hante encore notre
mémoire nationale en ces matins maussades de la troisième République.
Comme son président, le premier vice-président du sénat est aussi un
grand seigneur du sérail mobutiste. Il en représentait même la face séduisante
et fascinante. Intelligent, brillant et vitalement solide, il donnait par sa
prestance une certaine crédibilité aux orientations du Parti-Etat, dont il
partageait ostensiblement l’idéologie. Le fait d’avoir mis son intelligence, sa
prestance et son allant lumineux au service d’un régime inhumain et tyrannique a
brouillé l’image de cet homme auprès de notre peuple. Il a plongé le personnage
dans une ambiguïté effarante et l’a transformé en une sorte de monstre froid qui
n’agit plus que par calcul politicien, sans aucun engagement visible pour
conduire le pays hors de la crise où l’avaient plongé l’idéologie, l’action et
la folie de Mobutu. Du passage de cet homme dans les structures de l’Etat, je ne
me souviens d’aucune action d’éclat au profit de nos populations face aux
délires ténébreux du Maréchal-Président. Mokolo Wa Pombo est resté l’homme du
sérail, complice de tout le désastre que fut pour notre pays le système
mobutiste, et comptable, aujourd’hui encore, de tous les échecs du régime auquel
il avait consacré son énergie de vie. Il est étonnant que cette dimension du
personnage échappe aujourd’hui au pouvoir de notre mémoire, au point de n’être
évoqué que sous la forme d’allusions sans enjeux.
Autant le premier
vice-président de notre sénat représentait le côté « lumière » du mobutisme,
autant le deuxième vice-président en incarnait le côté « ténèbres ». Il
conseillait directement le Chef de l’Etat et assumait les fonctions de maître
ténébreux de la sécurité présidentielle. Pendant de longues années, il a été
l’homme de confiance de son chef. Il était au cœur des décisions fondamentales
de l’Etat et montrait son pouvoir par une richesse insultante pour un pays pillé
et appauvri par ses propres élites politiques. J’imagine qu’il doit, plus que
toute autre personnalité du régime de Mobutu, savoir jusqu’à quelles profondeurs
de crimes l’Homme-Léopard avait élevé l’art de détruire la force de résistance
et de créativité d’un peuple, notre propre peuple. Tous les massacres perpétrés
par le système de la deuxième République, Losembe Batuanyele les connaît. Tous
les crimes politiques et économiques par lesquels le « Roi du Zaïre » a soumis
nos populations, il en maîtrise les ressorts. Les forces mystico-diaboliques qui
ont servi de socle au pouvoir qu’il servait, il peut en décrire sans hésiter les
multiples arcanes. Il a donc profondément vécu le mobutisme en tant que
dynamique du mal en action. Il est étonnant que tout ce passé soit oublié et que
la présence de cet homme au sénat s’exhibe sous le signe d’une paisible et
lumineuse virginité politique.
Face au deuxième vice-président comme
face au premier vice-président et au président du sénat congolais, des questions
se bousculent dans mon esprit. Celles-ci, par exemple :
Comment se
fait-il que ces hommes qui ont tissé la trame du système de Mobutu
réapparaissent tout d’un coup à la tête du sénat et bénéficient, sans aucune
forme de procès, du soutien de notre peuple, un peuple qu’ils ont pourtant
littéralement martyrisé et anéanti, il n’y a pas si longtemps encore, dans le
rouleau compresseur du Mouvement populaire de la révolution, Parti-Etat ? Par
quel miracle ces personnages, qui n’ont jamais publiquement renié l’idéologie
mobutiste ni regretté devant toute la nation leurs errements passés, se
trouvent-ils propulsés à la direction d’une institution censée incarner une
certaine sagesse politique et une volonté de donner de la nation l’image de
sérénité, de foi en ses atouts et de confiance en son avenir ? Que se passe-t-il
pour que l’on redonne de hautes responsabilités à des personnalités qui ont
dirigé le pays pendant longtemps et l’ont ruiné complètement, dans l’un des
systèmes les plus abscons et les plus rationnement incompréhensibles de
l’Afrique contemporaine ? Ces personnalités qui peuvent, par leur révélation sur
les crimes de Mobutu et par une repentance publique et sincère, nous réconcilier
avec notre mémoire et nous permettre de regarder lucidement notre histoire
récente, comment se fait-il que personne ne leur demande des comptes sur leur
passé politique avant de les remettre en action pour la construction de notre
présent et de notre futur ?
Plus curieux encore : pourquoi ces
mobutistes de premier plan, formatés tous par des énergies idéologiques d’une
vision politique précise, représentent-ils maintenant des formations partisanes
différentes en s’affrontant dans un jeu démocratique que la presse ose nous
présenter comme exemplaire ? Quelle est la valeur de leurs nouvelles convictions
par rapport aux convictions qui étaient les leurs il n’y a pas longtemps encore
? Quel genre d’hommes sont-ils et quels principes incarnent-ils dans leur
métamorphose problématique et ambiguë ?
Ces questions méritent toute
notre attention. Au-delà de l’indignation légitime qu’elles soulèvent en chaque
personne qui regarde avec rigueur l’évolution de notre nation, elles renvoient à
des interrogations plus fondamentales : celles qui concernent la valeur et le
sens de l’engagement politique dans notre pays aujourd’hui.
UN RETOUR
DANGEREUX
Le vote qui a conduit Kengo Wa Dondo, Mokolo Wa Pombo et
Losembe Batuanyele à la tête du sénat a été diversement perçu dans notre pays.
Les personnes désabusées par les multiples mascarades électorales qui
ont caractérisé les scrutins présidentiel, législatif et local dans notre pays
ont vu dans le revers de l’AMP au sénat un signal d’un réveil démocratique.
Elles ont salué ce réveil avec enthousiasme, comme si, tout d’un coup, la route
d’un destin vraiment démocratique s’ouvrait enfin devant nos yeux. Le vote ayant
été ouvert, juste et transparent, pensent-elles, il n’est pas raisonnable de
remettre en question un processus aussi exemplaire.
Cette lecture du
scrutin sénatorial est naïve et superficielle. Elle est naïve dans la mesure où
elle s’exprime sans avoir en main toutes les données ni maîtriser tous les
enjeux de ce qui s’est réellement passé. Elle réduit la démocratie à son
expression par le vote sans se demander si le vote ne peut pas être manipulé par
des éléments anti-démocratiques pour des intérêts qui n’ont rien à voir avec les
enjeux de profondeur pour la construction de la nation. Je ne pense pas
nécessirement à la manipulation par l’argent ni aux interventions des hommes du
pouvoir pour « téléguider les choses ». Je pense aux conditions de base sur
lesquelles repose la crédibilité d’une élection, c’est-à-dire la situation
objective des forces en présence et la capacité pour chaque personne de décider
en son âme et conscience.
Vu sous cet angle, le vote sénatorial s’est
inscrit dans une situation où l’AMP, ayant déjà tous les rouages de l’Etat,
n’avait plus un intérêt vraiment vital à avoir le sénat. Le jeu n’en valait pas
la chandelle, pour ainsi dire. On pouvait même se donner le luxe d’amuser la
galerie dans un sénat entre les mains d’une personnalité pseudo indépendante. Si
cette personnalité est, en plus, plombée par un passé mobutiste, cela donne un
peu de sel à une situation politique qui n’en est pas à une contradiction près.
Quand les enjeux ne sont pas de taille, le Prince doit tourner la situation à
son avantage en se montrant magnanime face aux adversaires. Il construit ainsi
une bonne image de son personnage et s’impose comme un chef admirable et plein
de bonté. Machiavel savait cela et je serais étonné d’apprendre que les
intellectuels du Pprd ne maîtrisent pas cette règle élémentaire du bon usage de
la ruse politicienne. Je suis donc convaincu que le vole du bureau du sénat n’a
été démocratique que parce qu’il s’agissait d’une coquille presque vide. Perdre
la présidence d’une telle institution quand on a tous les pouvoirs entre ses
mains, cela n’à aucune incidence pour le parti du Chef de l’Etat. Ce postulat
posé, le reste n’est que jeu d’argent, d’alliances et de géostratégie tribale
propres aux sociétés sans culture ni intelligence démocratiques, comme l’est la
Rdc aujourd’hui. On ne peut pas nommer démocratie ce jeu, même s’il en a tout
l’air de transparence et d’ouverture.
Certaines personnes ont voulu voir
dans le vote du bureau du Sénat l’émergence d’une nouvelle force politique
essentiellement mobutiste, qui pourrait s’imposer comme contrepoids aux
orientations chaotiques de l’AMP en matière de politique intérieure et
extérieure. Il n’en est rien. La vraie signification de ce qui s’est produit au
sénat est ailleurs. Elle réside dans le fait que le mobutisme a cessé d’être un
parti ou une mouvance politicienne spécifique pour s’affirmer comme un poison
que l’on retrouve maintenant dans presque toutes nos grandes alliances
politiques : l’UN, l’AMP et bien d’autres. Le fait que le président, le premier
vice-président et le deuxième vice-président du sénat sont à la fois des maîtres
du sérail mobutiste et des représentants des partis différents montre comment le
mobutisme est devenu un type d’esprit partout agissant. On n’a pas besoin de le
craindre comme un parti spécifique, il faut le craindre comme poison social qui
tuera sans doute la troisième République, dans la mesure où celle-ci se
déploiera sous les signes même de ce que les seigneurs de la deuxième République
avaient conçu comme organisation dictatoriale, immorale et inintelligente de la
société. Je n’ai peur ni de Kengo, ni de Mokolo, ni de Losembe en tant que
personnes particulières. Ils n’ont pratiquement plus aucun pouvoir,
politiquement parlant. Je n’ai pas peur qu’ils puissent s’organiser en un
nouveau grand parti mobutiste qui renforcerait le pouvoir de notre actuel
ministre d’Etat chargé de l’agriculture, fils du Maréchal-Président. Ce dont
j’ai peur est plus grave : c’est la résurgence des dynamiques destructrices que
ces personnages représentent dans leur vision de la politique. Tout le monde
dans notre pays connaît ces dynamiques : l’ordre de la terreur,
l’institutionnalisation du tribalisme, le pillage organisé du pays,
l’enrichissement illicite, la corruption, le vol élevé au statut d’un des
beaux-arts, l’absence d’une vision communautaire du destin de la nation, le
triomphe de l’incompétence et le recours aux irrationalités fétichistes et
maléfiques pour abrutir la population. Tous ces maux de la deuxième République
dont on croyait que la troisième République nous guérirait, le retour des
mobutistes à l’avant-plan de la scène politique nationale est le signe de leur
résurgence, ou de leur omniprésence dans notre société.
A ce plan, on
peut considérer que Mobutu est ressuscité et que son ténébreux paraclet s’est
emparé de toutes les institutions de la nation : les partis, le gouvernement,
l’assemblée nationale et le sénat. Je suis sûr que ce ténébreux paraclet s’est
même emparé de l’âme du Chef de l’Etat actuel, dont la vision du pouvoir devient
de plus en plus un poison pour la nation. La mobutisation souterraine ou
manifeste des esprits et des institutions est, à mes yeux, le danger profond qui
pèse maintenant sur le présent et sur l’avenir de la Rdc. J’ai profondément peur
de la résurrection de Mobutu Sese Seko et de l’omniprésence de son nuisible
paraclet.
Je n’éprouve pas cette peur seulement parce que le président
de la République, son gouvernement et les institutions du pays se rémobutisent
au jour le jour dans les fibres de leur être et dans le souffle de leur esprit,
mais surtout parce que notre peuple lui-même donne l’impression de se
reconfigurer selon la dynamique des anti-valeurs mobutiennes. Qui a « élu » tous
les princes du mobutisme qui paradent aujourd’hui dans les institutions de
l’Etat ? Notre peuple. Qui incarne les principes par lesquels les seigneurs de
l’ancien Parti-Etat se retrouvent « démocratiquement » et en toute impunité au
cœur du dispositif de gouvernance dans notre pays ? Notre peuple lui-même. Quand
je parle de notre peuple, je parle de notre responsabilité collective en tant
que Congolaises et Congolais dans la ruine de notre pays. Cette ruine, le
mobutisme qui est en nous en est la source principale. Tout au long de la mise
sur pied des institutions de la troisième République, nous n’avons pas pu
vaincre ce mobutisme au-dedans de nous. Nous ne l’avons pas non plus vaincu ni
dans les mentalités et ni dans les règles du jeu de toutes nos élections. Nous
ne l’avons pas non plus vaincu dans les structures de nos institutions.
De ce point de vue, la troisième République est un vaste leurre, un
mirage au cœur de notre errance dans l’immense désert et dans le vaste champ des
misères que constituent à la fois la ruine de notre nation et la décomposition
politique de notre société.
L’élection de Kengo, Mokolo et Losembe à la
tête du sénat ne sont que l’expression visible de notre incapacité à sortir
individuellement et collectivement du mobutisme comme type d’esprit et structure
de personnalité sociopolitique. C’est le symbole du sous-développement politique
de la Rdc. Ce sous-développement qui gangrène toute notre vie et se traduit
visiblement par une politique gouvernementale complètement erratique, un déficit
de vision sur ce que nous voulons faire de notre pays, un enfermement mortel
dans les petits intérêts privés à court terme et une absence manifeste d’un
projet politique d’union de toutes les forces vives de la nation pour bâtir un
futur à la hauteur de nos possibilités réelles.
QUE POUVONS-NOUS FAIRE ?
Je suis convaincu que l’exigence de sortir du mobutisme est la condition
fondamentale pour construire une troisième République créatrice et crédible.
Pour ce faire, il ne suffira pas de nous enfermer dans les slogans creux sur
l’exorcisme collectif comme l’a fait le président de la République il y a
quelques mois. Il faut un projet et un processus concret d’éducation de notre
peuple aux enjeux de la démocratie pour la construction de notre avenir. Cette
éducation est la pierre d’angle du développement politique. Elle impose aux
dirigeants une véritable conversion publique grâce à laquelle ils feront voir à
toutes nos populations qu’ils placent désormais leur être, leur action et leur
vision de notre destinée sous un autre signe que celui du ténébreux paraclet
mobutiste. Toutes nos institutions devraient être pensées et organisées selon
cette perspective et ses exigences. Et le président de la République devrait
devenir le garant de cette orientation radicale de notre vie politique.
Manifestement, nous n’avons pas encore pris cette direction ni dégager
cet horizon de notre futur. Il est temps que ceux et celles qui sont convaincus
que tel est le chemin de notre avenir fondent véritablement une troisième
République. L’enjeu de notre avenir est là.